Comment évaluer une perte de chance en droit du travail?
Les demandes d’indemnisation au titre de la perte de chance sont fréquentes mais délicates à évaluer dans le cadre d’un contentieux prud’homal.
L’existence d’un préjudice réparable
Il est établi de longue date que « s’il n’est pas possible d’indemniser un préjudice purement éventuel, il en est autrement lorsque le préjudice, quoique futur, apparaît comme la prolongation certaine et directe d’un état de chose actuel et susceptible d’estimation immédiate » (Cass. req. 1er juin 1932).
Pour être indemnisable, la perte de chance suppose la réunion d’un fait générateur de responsabilité et de la probabilité d’une éventualité favorable, cette probabilité étant caractérisée dès lors qu’il existe une chance, même minime, que l’évènement favorable se réalise. En droit du travail, le fait générateur de responsabilité est principalement en lien avec la rupture du contrat de travail, ce qui suppose de démontrer que cette rupture est illégale, ou en lien avec le non-respect d’une obligation légale ou conventionnelle. L’étendue de la perte de chance est alors égale à l’imagination des plaideurs corrigée du périmètre mouvant des obligations légales et conventionnelles pesant sur l’employeur.
Une perte de chance a ainsi été identifiée dans des hypothèses très variées : perte de chance de bénéficier des dispositions d’un plan social (Cass. soc., 14 nov. 2007, n° 05-21.239), de percevoir des gains liés à la vente et à l'exploitation d'albums non produits suite à la rupture anticipée d’un contrat à durée déterminée (Cass. Soc., 15 sept. 2021, n° 19-21.311), de détecter un cancer du fait du non-respect des règles relatives au visites médicales périodiques auprès de la médecine du travail (Cour d’appel de Paris, 29 sept. 2022, RG n° 20/02.351), d’évolution de carrière en raison de l’absence de tenue d’entretiens d’évaluations prévus par un accord de branche (Cass. Soc., 10 nov. 2009, n° 08-42.114), de bénéficier d’une « retraite chapeau » (Cass. Soc., 31 mai 2011, n° 09-71350), ou encore perte du droit à l’acquisition d’actions gratuites suite à un licenciement sans cause réelle et sérieuse (Cass. Soc. 6 mars 2012, n° 10-21.002). Cette liste n’est pas exhaustive et la nature même de la perte de chance tend à en étendre régulièrement le périmètre au gré des affaires.
L’évaluation théorique du préjudice
Afin de permettre au juge d’évaluer le préjudice économique indemnisable, le demandeur doit dans un premier temps évaluer le montant des gains manqués du fait de l’absence de survenance de l’évènement favorable et dans un second temps déterminer la probabilité de la survenance de cet évènement favorable si l’évènement générateur de responsabilité n’avait pas eu lieu.
De manière constante, la Cour de cassation estime que l’évaluation des dommages-intérêts relève de l'appréciation souveraine des juges du fond (Cass. Soc. 22 janvier 2014, n° 12-24.163 ; Cass. Soc. 11 septembre 2024, n° 23-10.115) tout en leur proposant peu de lignes directrices. La réparation d'une perte de chance est mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée : la réparation de la perte d'une chance doit donc toujours être inférieure à l'avantage qu'aurait procuré la réalisation de cette chance (Cass. Soc. 7 février 2018, n° 16-11.635). Cette précision est utile mais laisse un champ des possibles très large. C’est donc dans cette obscurité que l’imagination des plaideurs doit s’engouffrer afin de convaincre les juges que l’appréciation du préjudice invoqué ne relève pas d’une abstraction mais d’une réalité tangible et rationnelle.
Evaluation du préjudice en cas de condition de présence
Cette hypothèse se rencontre le plus couramment dans le contentieux de la perte de chance d’acquérir des actions gratuites ou d’obtenir une rémunération variable. Il faut alors démontrer que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse puis évaluer la probabilité qu’un salarié soit encore dans les effectifs au jour de l’acquisition des actions.
La probabilité qu’un salarié soit en poste à une date donnée repose sur des éléments personnels à celui-ci mais peut être estimée à partir de données statistiques concernant d’autres salariés de l’entreprise. Il est ainsi possible d’évaluer les chances qu’un salarié quitte les effectifs en se référant au taux de rotation du personnel figurant usuellement dans la documentation des sociétés côtés ou pouvant être déduit du registre d’entrée et de sortie du personnel. Cette méthode souffre toutefois du fait que le taux de rotation du personnel est alors évalué à partir de l’ensemble du personnel et non seulement du personnel occupant le même poste que le salarié considéré. Une analyse plus fine, par exemple à partir des données concernant des salariés occupant le même poste, risque à l’inverse de souffrir d’un biais statistique en lien avec le nombre potentiellement limité de salariés occupant le même poste.
L’évaluation du préjudice adossé à une action
Cette hypothèse se rencontre le plus couramment dans le contentieux de la perte de chance d’acquérir des actions gratuites ou d’exercer des stock-options suite à un licenciement qui devra, là encore, au préalable être jugé sans cause réelle et sérieuse. La valeur d’une action varie dans le temps, avec des soubresauts pouvant être importants. S’il est impossible de connaître la valeur d’une action à une date donnée, il est possible d’en faire une évaluation raisonnable.
La méthode peut être rétrospective ; elle consiste alors à faire la moyenne de la valeur de l’action sur une période donnée. Cette stratégie est toutefois inefficace pour les secteurs connaissant un bouleversement réglementaire ou technologique remettant en cause le modèle économique même de l’entreprise, donc la valeur intrinsèque de l’action pour l’avenir.
La méthode peut également être prospective ; elle consiste alors à évaluer la valeur d’une action en fonction d’un consensus de marché. Cela demande toutefois un certain degré de connaissance et de recherche dans la presse spécialisée qui fournira des projections sur des périodes de temps ne correspondant souvent pas au calendrier des acquisitions d’actions.
La méthode peut également être incantatoire ; elle consiste alors à se fier aux projections, publiques ou internes, de l’entreprise considérée, avec un niveau de fiabilité égal à l’optimisme affiché de la direction de ladite entreprise.
L’évaluation du préjudice en cas de non-respect d’une obligation conventionnelle ou légale
Il s’agit des préjudices les plus délicats à évaluer dans la mesure où le demandeur doit démontrer l’existence d’un évènement favorable n’étant pas survenu du fait du non-respect de cette obligation conventionnelle ou légale. Le demandeur doit par ailleurs identifier, d’une part, la probabilité de survenance de l’évènement et, d’autre part, le gain escompté en cas de survenance de cet évènement. Prenons le cas de la perte de chance de « bénéficier d’une information de prévention » et d’un « examen somatique » liée à une absence de visite médicale d’embauche et de visite médicale périodique d’une salariée de 53 ans ayant développé un cancer du sein (CA Paris, 29 sept. 2022, RG n° 20/02.351). Si la perte de chance devait se calculer la formule devrait prendre en compte ; (1) le taux de détection de cancer à l’occasion d’un examen somatique et d’une visite de prévention ; (2) le seuil d’avancement du cancer de la salariée au jour de l’absence de la visite médicale d’embauche et des visites subséquentes qui auraient dues avoir lieu ; (3) les chances de rémission associées à une détection précoce du cancer en fonction de l’âge de la salariée et ; (4) la valeur de la vie perdue ou des dommages causés du fait des critères définis précédemment. Une telle évaluation est fastidieuse et ne permet d’obtenir qu’une appréciation approximative du préjudice fondée sur des statistiques n’embrassant que partiellement les caractéristiques personnelles de la demanderesse.
En dernier ressort ou par manque d’entrain, les plaideurs sont alors tentés d’évaluer leur préjudice en se référant à un préjudice calculé en mois de salaires ou sous la forme d’un chiffre approximatif, de préférence élevé pour faire bonne mesure. C’est précisément la stratégie de la salariée dans ce dossier où elle sollicitait la condamnation de l’employeur à hauteur de 100.000 euros. Cette demande étant a priori non étayée, l’employeur fut condamné à hauteur de 5.000 euros. Le manque d’entrain des uns emporte souvent celui des autres.
Nous accompagnons régulièrement les salariés cherchant à évaluer une perte de chance, notamment en cas de perte d'AGA, de RSU ou encore de PSU suite à un licenciement.
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